Mon Vichy à moi / Détresse

Le 7 juin 2003, par Gérard Gouttard dans Compte-rendu de tournoi
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Il devait être à peine 9h00, la troisième partie du grand tournoi ne commençait qu’à 10 heures. Pour éviter la bousculade de dernière minute, j’avais décidé de repérer ma place et surtout la salle où je devais jouer. Je me trouvais à la place 563 dans la galerie Strauss. Ce n’est pas vraiment une salle mais plutôt un décrochement à gauche juste avant d’entrer dans la salle de l’horloge. Elle est un peu bruyante puisqu’il y a beaucoup de passage en revanche, elle est particulièrement claire avec sa verrière qui laisse passer la lumière. Autre particularité, elle est ceinturée par une glace continue qui court le long des murs latéraux. La salle n’était pas vide, à quelques tables devant moi, il y avait un homme. C’était la place 531. Il était assis immobile. Je me fis le plus discret possible et m’installais à ma place, la 563. Il ne me voyait pas et son absence de réaction me fit penser qu’il ne m’avait pas entendu. Il n’avait pas bougé. Le silence était pesant. Je conservais l’immobilisme le plus total et me mis à l’observer. Je le connaissais, il venait d’un Comité voisin et nous nous croisions souvent dans les tournois. Je crois qu’il était deuxième série, même un très bon deuxième série qui flirtait souvent avec les premières places. Brusquement il se mit à remuer la tête de droite à gauche et de gauche à droite, lentement, régulièrement. Et soudain je l’aperçus dans le miroir, je vis son visage défait que je n’avais pas encore remarqué. La glace renvoyait parfaitement son image. Par le jeu de miroirs il ne pouvait pas me voir. Il était livide. Sur le moment je crus qu’il était malade mais bien vite je compris : il avait mal joué tout simplement ! Il avait raté sa dernière partie ! Il se retrouvait 531ème ! Il ne comprenait pas, comment avait-il pu ? Comment avait-il fait pour louper ce scrabble, pour tirer cette mauvaise lettre ? Il avait envie de s’en aller, envie de fuir ! Mais on ne fuit pas d’un tournoi, on ne part pas, ça ne se fait pas ! Et les autres joueurs, ses amis, lorsqu’ils vont arriver, que vont-ils penser ? Il entend déjà leurs réflexions compatissantes ou

ironiques : « Alors qu’est-ce qui t’arrive ! », « Hou, la, la ! Mais t’es bien loin ! Qu’est-ce qui s’est passé ? » Il va s’efforcer de sourire pour leur répondre une banalité, mais il sent qu’il ne pourra pas, c’est atroce, il souffre, il a l’impression qu’une chape de plomb l’emprisonne. Rien ne compte plus que sa souffrance. Sa tête se remet à osciller. Sa vie est en jeu, plus rien n’a d’importance, son regard est fixe, hagard ! Des affres de douleurs l’envahissent. Il a mal partout, il se crée le mal, il voudrait souffrir encore plus ou alors il voudrait tout oublier, des images défilent dans sa tête, il voudrait remonter le temps, revenir au début de la deuxième partie, là où il était souriant, où il discutait avec ses potes de choses et d’autres. Mais c’est impossible, il n’a qu’une seule obsession, ce scrabble facile raté et ce mauvais tirage ! De mon côté je n’ose plus bouger, sa détresse est tellement présente et palpable qu’elle m’envahit aussi. Que faire ? Aller lui parler ? J’ai l’impression que se serait la pire des initiatives ! Il soupire. Il se regarde dans la glace mais il ne se voit pas ! Il ne voit rien, sa vision est tournée vers l’intérieur. Le monde peut bien s’écrouler autour de lui, il ne le remarquera même pas ! En regardant mieux, je m’aperçois qu’une larme grossit au bord de son œil droit, il ne la chasse pas et elle enfle de plus en plus. Elle reste de longues minutes en suspens et puis d’un coup, elle coule le long de son visage pour s’écraser sur le sol. Il n’a pas cherché à empêcher cette coulée sur son visage, il n’a absolument pas bougé ! Je suis bouleversé ! Alors lentement, en mesurant bien mes gestes, je me lève en laissant mes affaires sur la table et je m’éloigne sur la pointe des pieds sans me retourner. Je traverse rapidement le hall d’accueil, quelques joueurs commencent à entrer, ils me saluent mais ma hâte est grande de retrouver l’air du dehors. Je m’arrête un instant sur le parvis, il fait toujours aussi chaud mais quelques gros nuages noirs annonciateurs d’orages ont fait leur apparition.



Gérard GOUTTARD

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